vendredi 28 décembre 2012


La Chronique de Miss Grey : Lorsque je suis rentrée de Bourges, je me suis demandée ce qu'il me restait de chaque artiste écouté, rencontré ; le dernier instantané gravé dans ma mémoire. Pierre Gambini restera la rencontre la plus riche de ces cinq jours. Tout d'abord parce qu'il a cassé définitivement cette image folklorique du chanteur corse. Riche d'un héritage, avide de musique contemporaine, porteur de cet antagonisme, avec albe sistematiche, Pierre Gambini jette des ponts, relie des rives qui semblaient trop éloignées les unes des autres. Les sonorités électroniques riment avec la musicalité parfois orientalisante du corse, flirtent avec une pop douce, se fondent dans une folk langoureuse aux percussions envoûtantes ou encore dans un mélancolique quatuor à cordes. Le compositeur de la BO de Mafiosa nous propose ici un voyage pluriculturel, un partage, un échange.


Peux-tu te présenter Pierre Gambini ?
Je chante en langue corse mais sur des musiques actuelles, c'est-à-dire sur du rock, de l'électro, de la pop. Cette musique est suffisamment ouverte et a une grande capacité à s'ouvrir sur d'autres cultures. Mes textes, sur une musique contemporaine, vont essayer d'aborder des thématiques assez simples de relations entre humains mais dans un contexte un peu particulier qui appartient à la Corse, donc une île, avec ses problématiques et son environnement.

Depuis quand fais-tu de la musique ?
J'ai commencé à faire de la musique à 17 ans. C'est peut-être significatif, mais je chantais dans un groupe de chants traditionnels corses et à côté de ça je jouais de la basse dans un groupe de rock. J'avais ces deux facettes que j'aimais beaucoup. Aujourd'hui j'ai digéré tout ça et j'en ai fait quelque chose.

Tu n'as pas voulu sacrifier l'un pour l'autre ?
Non, parce que la musique n'est pas un espace pour sacrifier les choses, au contraire ! C'est un espace qui est libre. Les catégories musicales tiennent plus du mercantilisme. Je n'ai jamais fait de la musique sous cet aspect catégoriste. C'est pour ça que je trouve beaucoup d'affinités entre le traditionnel corse et le blues rural du début du 20ème siècle, avec la musique baroque, le rock de Led Zep des années 70. Il y a beaucoup de ponts et j'essaie d'en faire quelque chose, de créer ces connexions pour essayer de créer une musique particulière, qui se démarque.

Justement, tu parles de catégories, quelle étiquette te conviendrait ?
Le mieux que j'ai trouvé c'est rock alternatif. C'est plutôt alternatif qui me plait. Cette alternative. La naissance d'une autre proposition musicale, c'est ce qui me touche, sur quoi je travaille. Je tiens ma culture musicale du rock progressiste donc j'ai un pont avec toute cette mouvance qui a commencé à raconter des histoires, à raconter quelque chose au travers d'un album et pas seulement au travers d'une chanson.

Qu'apporte la langue corse à ta musique ?
Sa musicalité. C'est un matériau très riche que je maîtrise depuis l'enfance puisque je l'entendais à la maison. Du coup elle m'offre un champ de liberté en terme d'écriture et de sonorités que je ne pourrais pas avoir avec une autre langue. C'est là que je me sens le mieux, que je maîtrise plus les choses. Comme je suis musicien avant tout, musicalement elle me bouleverse.

Est-ce difficile de s'exporter quand on vient de Corse et que l'on chante en corse ?
Il y a toujours des aprioris sur le continent par rapport à la langue, on ne comprend pas le texte. En France on a la culture du texte et de la poésie. Ca déstabilise un peu les gens quand je leur propose de se laisser bercer par des sonorités. Quand les gens me disent qu'ils ne comprennent pas le texte, je leur dis d'écouter la musique, que la compréhension du texte viendra ensuite grâce à la poésie de la musique, du son. A l'extérieur le problème ne se pose pas, il n'y a pas la question de la langue régionale. En Italie, ils comprennent. En Allemagne, en Angleterre, en Espagne ils s'en fichent ! La BO de Mafiosa m'a permis de casser un peu ce problème, d'avoir un auditoire plus large, de trouver un public qui reconnaît la poésie et la musicalité de mon travail et qui est en attente de choses nouvelles


Un disque un jour -
par miss grey
http://www.undisqueunjour.com/2012-07-26.html


"Pour mieux cerner la démarche artistique de Pierre Gambini, un coup d'œil dans le rétroviseur peut s'avérer utile. Dès les années quatre-vingt-dix, le chanteur s'illustre au sein de 'Isula'. Une formation, regorgeant de jeunes talents, qui exprime une volonté manifeste de s'affranchir du riacquistu et surtout de proposer une alternative à la scène insulaire de l'époque. Après ces débuts tonitruants, l'auteur-compositeur fonde I Cantelli, histoire de passer le seuil du troisième millénaire en format rock in lingua nustrale. Une manière également de s'affirmer dans un style contemporain, insolent et décomplexé, avec des titres aussi essentiels que « Houdini », « Biancu scuru » ou « Libera me », pour ne citer que ceux-là.

Puis vient le temps des errances en solitaire jalonnées de rencontres salvatrices et de créations qui pourraient être inscrites au patrimoine immatériel de l'île puisque n'ayant malheureusement pas connu de parution dans les bacs. Seule une session acoustique, régulièrement diffusée sur la chaîne Via Stella et disponible en audio sur le site Internet de Gambini, laisse une trace de ces perles rares.

Des années de recherches sonores et d'écriture pour le théâtre, la télévision ou encore le cinéma (« Sempre Vivu » de Robin Renucci en collaboration avec Bruno Coulais), ont donc été nécessaires avant d'assister à la naissance de 'Albe Sistematiche'. Premier enregistrement solo du chanteur à voir le jour en support physique. Avec ce nouvel opus, l'interprète entraîne la chanson corse vers des rivages jamais atteints jusqu'ici. Il réussit avant tout son crossover musical en transportant l'auditeur dans le monde des machines, boîtes à rythmes et synthétiseurs avec un humanisme frémissant.

L'exercice de style pouvait sembler périlleux, mais ce grand mélancolique a judicieusement confié ses compositions entre des mains expertes : « L'utilisation de l'électronique n'est pas une mince affaire pour exprimer des sentiments et faire passer des messages. Poser la langue corse sur des morceaux électro n'a pas été simple mais j'ai eu la chance de rencontrer François-Eudes Chanfrault qui est compositeur de musique de film. J'appréciais son travail et sa capacité à rendre la musique vivante avec des synthés. Il a donc pris la direction artistique et amené son savoir-faire pour les arrangements. Je pense qu'il a apporté énormément de nuance, de résonance à ce disque. Le résultat me convient car il est très contemporain sans pour autant céder aux sirènes d'un son nordique », explique l'interprète qui s'avoue également soulagé de l'aboutissement d'un tel projet après trois années de réflexion : « Cet album me permet de sortir d'une période un peu difficile. L'existence d'un artiste passe par des étapes ou il se cherche et ou il arbore parfois même des attitudes paradoxales. J'aime le paradoxe mais ma posture consiste à être l'intermédiaire de ce que je vois, ce que je vis, ce que je ressens. L'idée essentielle était de parler dans notre langue de nos propres valeurs qui sont de plus en plus malmenées. »

Une œuvre agressive et lucide

A l'écoute de cette « aube perpétuelle », la critique de la société de consommation, bien qu'en filigrane, est récurrente. Le Cortenais s'insurge contre « un monde qui perd ses repères, ses émotions et repousse sans cesse la notion de tolérance ». Une œuvre noire, agressive par moments, mais lucide.

Sur cet « Albe Sistematiche », le soleil se lève sur un air enjoué « un omu ordinariu », puis électrisant « 7 illusionni », avant de se baigner dans une ambiance plus folk « A léa » ou « altru mondu. » Au premier abord, l'environnement semble assez sombre mais la lueur d'espoir n'est jamais loin et la mélodie subtile avec Gambini pour qui « la musique est là pour représenter le côté obscur. En l'occurrence, j'éprouvais le désir de m'exprimer avec des machines en arrière-plan. »

Avec lui, « le bonheur d'être triste » comme l'écrivait Victor Hugo, se décline en « un sentiment perpétuel de vouloir se réveiller et avancer. Un désir d'éveil et de lumière. Un voyage interne, une introspection qui fait appel à la mélancolie. En fait, c'est l'albe sistematiche. »

Sur scène, même entouré de deux claviers (Thomas Gabriel et Olivier Karol) chipés à Mister pop, l'esprit rock l'emporte avec le guitar hero Gambini. Ce qui ne l'empêche pas d'assumer les influences des Belges de « Deus », des Berlinois de « Notwist » ou encore des Anglais de « Dépêche Mode », imposées par son nouveau complice et producteur François-Eudes Chanfrault. Mais quel que soit le style, cet inconditionnel de « The Cure » reste fidèle à lui-même et offre des prestations d'une sincérité désarmante comme par exemple sur « L'amanti » ou encore « Lavinia ». Sans jamais délaisser sa guitare, le chanteur pose sa voix avec tout autant d'assurance sur de l'électro pure que sur des ballades acoustiques teintées de nappes de synthés. La fréquentation de l'accordéoniste Nano, compagnon de route depuis plus de quatre ans, lui a, de toute évidence permit de se transcender vocalement. « Nano m'a poussé vers l'improvisation. À son contact, j'ai pu approfondir le travail sur la langue que j'avais commencé au sein de « Isula » à mes débuts. Nano et Chanfrault sont deux personnes très différentes avec lesquelles je partage énormément de centres d'intérêts et qui m'ont beaucoup apporté » insiste Gambini, qui a pris l'habitude d'entonner l'hymne disco « Heart of glass » de Blondie pendant ses concerts. Simple Clin d'œil de l'artiste à la vie nocturne. "

Laurent Casasuprana - Corse Matin